L'improbable distance

Descriptif

L'installation "Ligne blanche" de Claude Lévêque présentée au L.A.C (Sigean-Aude) est composée d'un plancher en planches de bois brut posées des lambourdes. On pénètre dans cet espace en se sentant légèrement décollé du sol d'une dizaine de centimètres. Si cet affectation du corps est bien palpable, le dispositif spatial le complétant est un néon électrique suspendu à deux mètres du sol. De ce néon se propage une lumière blafarde blanche qui ne diffuse guère plus loin des limites du plancher en bois. Cette installation est d'autant plus délimité que l'espace qui l'abrite a une superficie quatre fois supérieure et le plafond haut de près de cinq mètres. A ces dispositifs palpables et visuels s'ajoutent une mélodie mélancolique de chanson populaire très lente passée en boucles. De façon imperceptible le corps est enveloppé dans une atmosphère à la fois feutrée et menaçante.

Machines à plomber l'air

Une sensation étrange jaillit de cette expérience. Le néon suspendu semble retenir le temps comme si quelque chose d'immédiat devait arriver ou comme si l'évènement venait juste de se produire. Finalement, nous avons l'impression d'avoir manquer ce quelque chose dont nous expérimentons son absence. Celle-ci est le négatif d'un évènement qui est dans l'air, invisible comme la venue d'un orage souligné par un air chargé d'électricité.
Mais à la différence des phénomènes naturels qui caractérisent la venue d'un orage, une chape d'air orageux qui appelle la furie des tempêtes, ici on devine un évènement purement humain d'une gravité pesante rendue effective par les dispositifs artificiels de l'œuvre. Ce quelque chose qui plombe l'air est mis en valeur par l'économie les moyens techniques mis en place. Les affects s'attribuent à l'absence d'un évènement déjà rencontré ou aussitôt évanoui. La mélodie lente qui se propage doucement dans l'espace qui abrite l'installation finit de plonger le spectateur dans une atmosphère très singulière qui l'ouvre à s'inventer un univers dont l'instant qu'il vit ici et maintenant reste l'absence d'un évènement passé ou futur. De ce dispositif à inventer des affects, la musique complète et finit l'œuvre, augmente la production affective et ouvre un champ narratif unique à chaque fois.

Comme machine à produire des sensations, elle fait écho à une autre machine artistique qui plombe l'air : Guernica.
Guernica exprime l'horreur et la violence inouïes de la guerre tandis que "Ligne blanche" est silencieuse sur le mobile de son existence. Mais les deux oeuvres produisent des sensations avec des degrés d'intensité équivalents malgré l'hétérogénéité de leur matériau de communication (le pictural pour l'un et l'espace pour l'autre). Elles travaillent à nous sensibiliser en inventant de nouvelles formes d'expériences: raconter un évènement purement humain en donnant à l'air une masse, en alourdissant l'atmosphère dans laquelle le spectateur les réceptionne.
La multiplication des figures semées de manière chaotique dans le champ du tableau exprime l'atrocité d'un acte guerrier. Pour augmenter cette violence, Picasso a volontairement rétréci le champ chromatique aux blancs, aux noirs et leurs composés de gris. Ce dispositif qui rétrécit la palette des couleurs donne moins à l'œil mais ouvre dans le même temps d'autres modes sensibles. Les figures envahissent toute la surface. Ces objets partiels, ces bouts d'organes déchiquetés, disloqués par la puissance technique des armes constituent un agencement pictural évoquant un surgissement effroyable (la ville surprise sous les bombardements). Mais cette dislocation des figures rend également compte d'un éclatement de la raison qui avoue sa défaite dans sa tentative d'organiser et de totaliser toutes les parties du corps social en un tout transcendant. Cette destruction sauvage de la raison n'est pas ici silencieuse, elle se produit dans le déchirement de l'air et dans le fracas étourdissant des bombes.
Le corps social émietté, des bouts d'organes répandus partout dans le champ pictural, tout cette explosion visuelle renvoie désormais à un autre champ de sensations:  le champ sonore. Il surgit du silence de la toile l'incroyable agression sonore qui reste le mode perceptible le plus aiguisé dans l'expérience d'un bombardement lorsque l'on est terré dans l'obscurité d'une cave ou d'un repli d'une maison. Alors que le champ visuel est condamné à rester dans les limites de l'espace exigu, les oreilles mesurent au loin la distance des impacts de bombes. Les figures humaines de Guernica peintes de l'évènement historiques sont tout autant déformées par le déchirement de la chair  que par la peur engendrée par la violence sonore des bombardements. L'éclat des bombes sur la terre, leur propagation dans le sol jusqu'aux cages thoraciques déforme l'être à la mesure de son acuité auditive à identifier l'intensité sonore, inconnue avant cette ultime expérience que l'on ne peut s'inventer et ressentir dans sa chair. La peur s'intensifie avec la compréhension instinctive de l'impuissance à toutes actions, à n'être que le réceptacle d'un champ technologique disproportionné face aux contraintes biologiques des corps.
Devant cette impuissance, tous ces objets  partiels, toutes ces figures éclatées sont sublimées, on se déplace d'une expérience picturale vers une affectation sonore de notre psyché. Dans "Guernica", l'œil est subordonné à l'oreille, ce qui surligne et porte à un autre degré d'intensité la production de sensations.
Du dispositif pictural s'émancipe un champ d'affects mettant en lumière des figures sonores donnant à expérimenter l'inimaginable : les corps pris sous l'assaut des bombes et dont la principale réception est d'ordre auditive."Guernica" est la brèche dans laquelle nous pouvons nous faufiler et faire l'expérience d'un évènement étourdissant où les sens sont affolés sous l'amplification sonore, quant l'humain dans toute son impuissance retourne à son plus simple fonctionnement d'être affecter par la matière.

Dans les deux œuvres évoquées, l'intensité est portée au maximum de la charge affective: l'installation minimale  de Claude Lévêque où le travail très précis dans l'espace est renforcé par la mélodie en boucles affect et ouvre une possibilité narrative très large, dépendante des aspirations subjectives de chacun. Sous un autre mode, celui du pictural, "Guernica" donne à projeter nos corps dans le cataclysme sous l'impulsion d'une décharge sonore inouïe de violence et de brutalité. Les deux œuvres fonctionnent sous différents régimes mais produisent des sensations dont la principale caractéristique est d'alourdir l'air (il n'y a pas de métaphore) et d'induire des nouvelles subjectivités à travers la possibilité de se créer des récits singuliers. Et chacun produit son effet à son plus haut point d'intensité dans la mesure où l'œuvre ne peut plus trouver une autre forme sans changer sa propre nature et dévoyer vers d'autres types de sensations et d'univers.
Les deux œuvres agencent des sensations renvoyant aux spectateurs une expérience corporelle unique. Le jeu de pures sensations, point commun du travail sur les matières très hétérogènes renvoie à une imbrication narrative. Les deux machines à plomber l'air s'enchaînent malgré leur spécificité dans une trame narrative où les affects sont aussi importants que les signes. Elles s'agencent selon une volonté de narrer un évènement d'où l'humain surgirait dans son fonctionnement le plus charnel, le plus immanent par l'introduction de pures sensations servant de guides à des univers de références. Dans ce sens là, nous pourrions voir et faire l'expérience de "Ligne blanche" comme l'évènement "Guernica" qui s'est produit. Après le fracas des bombes, une mélodie surgie d'une vielle radio épargnée dans la pénombre d'une cave. Il ne reste plus qu'une absence et un air chargé de ce silence si particulier que plus rien ne pourra arriver. L'enchaînement narratif se réalise malgré et au-delà de leur différences matérielles parce que les deux fonctionnent sur une même mode de production de sensations et elles portent cette production à un même degré d'intensité : plomber l'air.

L'improbable distance

Cette machine à plomber l'air, nous pourrions aisément la faire coïncider avec des univers de référence kafkaïens. Et d'imaginer une narration où se jouent des relations de pouvoir entre le corps social et la sphère publique de l'état. Rajoutant un strict mobilier, chaises et bureau, une scène quotidienne prendrait une dimension irréelle tant l'atmosphère dans laquelle se dérouleraient les rapports subjectifs entre administrés et bureaucrates reste très éloignée des espaces réels. Il semble peu probable de voir effectivement un espace public manifesté autant d'affects et d'ouvertures vers des univers très référencés qu'une production artistique de type "Ligne blanche" qui peut s'articuler avec des œuvres de type "Guernica". Ce type d'installation forme une sorte de seuil dans la sphère humaine à produire des espaces. Elle délimite un champ où les possibilités de récit dans le corps social entre ce qui est échangeable- l'état demande de nouvelles représentations de l'homme et de sa place dans le monde capable d'émanciper ses propres formes discursives-  et ce qui ne peut être utile. L'état ne peut accepter une représentation qui ne corresponde pas à la nature morale et transcendantale de ses principes de constitution et de fonctionnement. Pourquoi donc cette zone d'improbabilité existe-t-elle dans l'acte architectural à investir le réel par l'introduction de productions de sensations capable de modeler ou de s'imbriquer avec d'autres formes narratives capable de situer l'homme? L'état inhibe toute résurgence d'un champ intensif fictionnel parce que ses modes de fonctionnement et de constitution ne peuvent assimiler ces types d'agencements sensibles et fictionnels. Mais la nécessité de l'état à choisir des productions architecturales s'appuyant sur des intentions discursives capable d'intégrer ces valeurs étatiques ne peut suffire en lui-même pour expliquer cette sélection. Il a toujours besoin de formes de pensée capable de nouveaux horizons représentatifs. C'est aussi dans les concepts que l'architecture puise sa vitalité créatrice et réfléchir sur la nature des ceux utilisés pour légitimer toute production architecturale permet de circonscrire le problème.
L'architecture tend à répondre à des usages en se référant au début du siècle (à la naissance du modernisme) aux thèses fonctionnalistes en biologie. L'analogie entre l'architecture et le corps s'effectue encore une fois dans l'histoire mais en objectivant la vie comme jamais auparavant: les organes se classent selon une hiérarchie, leur formes se subordonnent à leur fonctions, l'unité de l'organisme dépasse toute émancipation fonctionnelle d'un organe pris isolément. La dimension organique d'un corps n'est pas tant dans l'expression analogique formelle que dans la subordination de chaque partie à s'intégrer obligatoirement de manière satisfaisante dans l'organisation  de l'organisme. Et le corps, étalon et représentation vers quoi tend toute architecture s'agence selon ces lois, depuis les ordres antiques païens à leur renaissance dans un régime chrétien qui inaugure la voie de la modernité jusqu'à sa dernière tentative historique: le modernisme et le style international. L'orthodoxie moderne se poursuit aujourd'hui en évitant toute tentatives d'idéologies voire de théories. Les productions architecturales contemporaines dépendent d'une mutation du savoir: sa valeur d'usage  cède le pas à sa valeur d'échange, ce qui implique que tout savoir subsistera qu'à la condition d'une lisibilité et d'une capacité à s'intégrer dans un échange. La condition post-moderne que Lyotard distingue n'a rien à voir avec un rejet de la modernité mais au contraire elle en instaure une nouvelle  forme. Malgré les croyances à la fin du fonctionnalisme, celui-ci continue d'exercer son influence majeure sur toute création architecturale. Les architectures obéissent un peu plus aux exigences performatives que les avancées techniques permettent d'obtenir. Un espace sera défini par des quantités de matières mais aussi des lumens, des flux thermiques et lumineux… Et de nouvelles formes de discours technico-politiques apparaissent et dessinent de nouvelles obligations fonctionnelles et techniques sous le joug d'une éthique, assurant la performativité d'une machine globale dont le modèle est la machine cybernétique où l'horizon humain se confond avec l'entropie de l'univers. Les architectures et plus particulièrement celles commandées par l'état ne racontent rien ou si peu une fois dépouillées de leur carcan performatif.
Ce qui prévaut le plus dans l'aporie des espaces publics et institutionnels est la perte de narrations que le modernisme du 20° siècle a banni de ses nouvelles obligations sociales et utilitaires. Cette nouvelle ligne de fuite des codes de représentations du monde et de l'homme  s'est produite par l'articulation des nouveaux principes modernes avec une volonté politique de renouveler le modèle transcendantal de l'état. L'état au début du siècle a su s'approprier de nouvelles formes de savoir capable à travers l'architecture d'exprimer une autre inscription dans le monde. Nous pensons que l'architecture continue sous la conduite de ses nouvelles assises scientifiques et morales d'évaluer la situation de l'homme face à la nature et d'inventer une nouvelle figure humaine. Aujourd'hui, l'homme devient une information, une pièce de la grande machine cybernétique en même temps qu'un être de sang pris en otage par des lois le protégeant de lui-même. L'architecture a comme étau représentatif du monde le fonctionnalisme qui s'exacerbe dans une politique de la performance comme mode général de fonctionnement général qu'intentent toutes les formes d'échanges du savoir. Voilà comment peu à peu l'architecture s'est séparé de l'art dont les types d'agencements spatiaux de type "Ligne blanche" sont des proches cousins sans toutefois se rencontrer. Les lignées ne sont plus les mêmes, l'homme n'est plus figuré avec les mêmes intentions. Et paradoxalement c'est à la marge d'une politique de performances et de desseins sociaux que l'homme conserve la plus haute part de sa complexité.
L'obligation rationnelle, technique et morale que l'on assigne à l'architecture rend improbable que celle-ci puisse dépeindre l'homme dans toutes ses nuances affectives, passionnelles et libidinales. Toutes les affections du corps et de l'âme n'ont plus pour territoires l'architecture qui est devenue un objet technique. Dans cette nouvelle distribution, nul agencement spatial ne se trouve autorisé à venir se mêler aux exigences techniques et morales de l'état.
Voilà l'improbable distance qui sépare la production architecturale dans sa grande majorité et les agencements spatiaux de type "Ligne blanche": l'ouverture à une représentation de l'homme saisi dans les nuances de ses désirs et de ses subjectivités. Cette ouverture sera d'autant plus accomplie que l'architecture est le lieu d'une histoire de sensations saisies dans leur plus haut degré d'intensité. Des architectures dénotent-elles d'une production désirante affectant corps et âmes, capable d'altérer la voix dominante de l'orthodoxie contemporaine? C'est à partir de l'intérieur des formes du savoir et de la constitution des idées qui légitiment l'architecture moderne que des architectures radicales dans leur mode de fonctionnement se constituent et serpentent l'histoire de la modernité. Et l'émergence de ces rares productions spatiales coïncide avec la présence de signes tenseurs lisibles dans ces architectures. L'improbable fonctionnement des agencements de type "Ligne blanche" devient alors une réalité dans les processus de création architecturale.