Penser la complexité des devenirs urbains

 

A travers la question de la production, de comment les villes se fabriquent, nous verrons comment les villes sont toujours différentes les unes des autres. C'est à partir de l'existence de différences que nous démontrerons que les devenirs urbains existent, quelle est leur nature et dans quelles temporalités ils s'inscrivent.
Nous supposons dans notre manière de penser et du point de vue restreint qui nous animent, l'urbain comme le produit de conjonctions, de confrontations et de conjugaisons de forces hétérogènes guidées chacune par des visées distinctes les unes des autres. Des alliances s'organisent de manière rationnelle ou pragmatique ; des conflits d'intérêts, des hégémonies et des asservissements opèrent dans un système d'échanges, dans un ensemble de flux d'ordre divers pour former l'objet complexe et multiple, la ville : territoire de l'échange, de la communication entre les choses et dans les choses. Les forces sociales, associatives, caritatives et coopératives, de contrebande, religieuses, fondamentalistes et modérées, militaires et industrielles, pharmaceutiques et financières, culturelles et administratives, spéculatives et politiques, universitaires s'agencent sous une infinité de rapports, cherchant appui et nombre, formant alliances et pactes, soumis aux contrats et à la responsabilité sur le territoire urbain.

 

A/ Que des productions urbaines différenciées

Deux ordres de différences peuvent expliquer l'impossibilité d'une reproduction à l'identique de cette multiplicité de rapports et mesurer les degrés de différence urbaine que l'on enregistre d'une ville à l'autre. Ces deux ordres se distinguent par le champ qu'ils investissent. L'un mesure les possibilités individuelles d'agir et de penser, leur puissance d'exister, l'autre enregistre les mouvements et les quantités toujours variable de forces et de leurs rapports entre elles opérant dans chaque ville.
Si dans nos démocraties libérales, la mise en circulation généralisée des marchandises, des hommes et des capitaux tendent, dans l'échange et la communication, à asservir l'individu à remplir une fonction pour augmenter l'efficacité de systèmes où la performance est une obligation1, les hommes malgré l'interchangeabilité fonctionnelle demeurent aux centres des flux. Et pour chacun d'entre nous la volonté d'exister qui traverse tous les systèmes de marché et de démocratie2. Cette inaltérabilité existentielle, au cœur de l'individu, empêche toute reproduction à l'identique des rapports entre les hommes. De fait, la ville moderne se soumet dans sa fabrique à ces infimes variations3 même si elle conserve un système organisationnel à forte inertie qui tend à se reproduire à travers le monde. L'autre différence qui évite de penser la ville comme une généralité s'explique dans la multiplicité des rapports de forces et dans les mouvements qu'entretiennent les forces dans leurs rapports avec d'autres forces distinctes. Les formes d'alliances, de pactes, de ruptures et de trahisons font de la quantité variable de ces mouvements intrinsèques une donnée effective de l'instabilité, rendant le mythe de la permanence et de la duplication abscons. Une quantité toujours variable de forces et de rapports s'expriment dans un ensemble dynamique: l'organisation urbaine. Celle-ci est l'expression formelle de ces multiplicités de rapports et de forces toujours en quantité variable traversées d'une infinité de volontés humaines qui se déploient et distinguent chaque rapport de forces4.
Alors si l'urbain généré par un modèle théorique et une visée contemporaine, la performance comme résultat, semble se perpétuer jusque dans les régions d'extrême - Orient et du Sud, les différences s'expriment et continueront de s'exprimer dans chacun des territoires urbains concernés à travers le monde d'une infinité de manières différentes. L'instabilité se révèle être une conséquence naturelle des différences qui traversent les grands modèles urbains5. Ces écarts permanents et toujours renouvelés de la règle urbaine dans le réel concret sont l'objet de toute notre attention. Ces variations nous indiquent que les villes ne sont pas fixées dans un repos éternel et plongées dans une inertie totale. Au contraire elles nous expliquent que l'organisation urbaine, planifiée et subordonnée à un modèle, se voit traversée par une quantité toujours plus grande de forces hétérogènes qui investissent toutes les strates fonctionnelles, décisionnelles, de pouvoir et de culte. Partout des déplacements de forces bouleversent les donnes du jeu du monde. Si un système organisationnel absolu suppose une inertie totale, nous constatons que la vérification de cet énoncé est impossible, son existence réelle et absolue est contredite par la production urbaine6. La  seule permanence réelle est une répétition de différences. Nous venons de voir que deux ordres de différence, l'un existentiel et qualitatif, l'autre organisationnel et quantitatif, empêchent une reproduction à l’identique. En se confrontant à la réalité historique, les différences se dissimulent dans les écarts par  rapport à un modèle toujours optimisé et soutenu par la doctrine ou la théorie. L'urbain contemporain est la conjonction d'un système organisationnel duplicateur, soumis à des lois mécaniques et d'un ensemble infini de forces de compositions autonomes régis par une vitalité machinique qui dépasse toute réalité mécanique des systèmes organisationnels7.

 

B/ Que des devenirs urbains

Les différences urbaines trouvent leur causes dans les différences entretenues à l'intérieur même des rapports de forces entre-elles. Les forces mises en tension, soumises à un contrat ou un pacte, confrontées à d'autres agglomérats de pouvoirs identiques, hétérogènes ou hybrides se déplacent incessamment en fonction d'intérêts, d'utilité, de peur, de complaisance, d'affinité et de haine. Ces mouvements de forces sont la cause immanente des devenirs urbains; ils prennent une multiplicité de formes se rencontrant, s'évitant, se nouant, se dérobant ou se contrariant. Chaque rapport de force est l'occasion de déplacements nombreux et intenses, avec des vitesses plus ou moins rapides.
Nous pouvons préciser à ce moment de la réflexion la nature des devenirs: ceux-ci peuvent être compris comme la persévérance des villes à continuer d'exister en fonction de mouvements incessants de forces d'ordre différent, de composition et d'organisation, qui traversent l'urbain dans le réel présent.
Dans un devenir urbain, la ville change partiellement ou totalement, "ne se divise pas ou ne perd ou ne gagne aucune dimension sans changer de nature"8. Les dimensions urbaines s'agencent dans des blocs de devenirs et chaque rapport de forces apporte une dimension supplémentaire à la ville. Lorsqu'une certaine limite critique, une certaine intensité apparaît, une autre dimension urbaine, qui supporte une nouvelle donne dynamique, de nouvelles conjonctures de flux de marchandises ou de capitaux dans les sphères économiques, sociales, culturelles, s'ajoute ou s'efface de l'ensemble des dimensions constitutives de l'urbain. Le devenir est le passage d'une multiplicité à une autre qui ne se fait qu'en changeant de nature l'ensemble des forces prises à leur tour dans de nouvelles distributions. En augmentant les rapports de mouvements entre les forces actuelles, le devenir s'intensifie et le degré de puissance d'une ville à exister augmente. La vitalité urbaine se mesure aux poussées des différentes sphères de l'activité humaine (économie, politique, social, culturels...) qui, ramenées à des critères quantitatifs et à des degrés d'intensité, mesurent et différencient les villes les unes des autres.
Il s'agit maintenant de distinguer dans quelles temporalités ces mouvements de forces et ces passages d'une multiplicité à une autre (les devenirs) s'inscrivent, s'appuient et s'imaginent.
- Le présent: pris dans des jeux d'alliances, de pactes et de contrats, chaque force investie se déplace avec une certaine intensité et une certaine vitesse en fonction des autres forces qui s'entretiennent dans le rapport considéré. Ces déplacements s'inscrivent dans le présent et se réactualisent en fonction du système dynamique dans lequel ils opèrent. Nous parlons du réel présent, nous pouvons encore préciser : l'urbain, conjonction de processus dynamiques de forces, devient dans l'actualité de chaque transfert de force (capable d'apporter ou de soustraire une dimension urbaine à la ville). Dans chaque devenir, les forces pour continuer d'exister dans ces mouvements incessants doivent réactualiser leurs rapports de forces avec les autres forces concernées en changeant au mieux les règles de l'accord passé entre elles. Ces rapports de forces pris dans un bloc de devenir appellent une concertation locale des forces en présence. De nouvelles règles du jeu sont déterminées ponctuellement, de manière partielle, toujours sous la conduite d'un processus dynamique perpétuel dans lequel sont engagées les diverses forces urbaines et d'où le nouvel accord consensuel ou non doit surgir. Et toujours dans l'actualité du mouvement de l'ensemble, de nouvelles règles légitimées par une paralogie9 s'imposent en optimisant l'efficacité des rapports de forces. Cette paralogie se légitime, elle en devient la garante et exprime la condition post-moderne du système libéral démocratique qui tend à généraliser son fonctionnement. Cette pragmatique s'inscrit dans l'actualité du mouvement et dans l'immanence du réel présent où la ville et son devenir se confondent. Sous ces conditions, l'anticipation demeure la meilleure manière de persévérer à exister et exige une connaissance aigüe des forces présentes, c'est à dire un jugement précis de leur puissance.
- Le passé : si le devenir s'inscrit dans l'actualité, lors de la mise à plat des forces engagées dans le bloc de devenir pour déterminer de nouvelles donnes, l'accumulation des forces et des moyens déduits à leur tour de négoces déjà passés reste un capital incontournable dans les rapports présents. La durée enregistrée dans le passé et la transformation de forces, si l'existence n'est pas arrêtée, joueront un rôle prégnant sur les rapports actuels. La durée coïncide avec l'existence. Les forces durent autant qu'elles existent et se définissent par la durée : "l'état actuel n'est pas séparable d'un état précédent avec lequel il s'enchaîne dans une durée continue"10. Cet agglomérat capitalisé par le passé, infléchit l'actualité du devenir présent dans telle ou telle autre direction. Plus que mémoire, trace  ou encore modèle, le passé favorise les forces à se transformer dans l'actualité du réel présent. L'état passé des forces urbaines, accumulées ou détruites, capitalisées ou absentes, rentre dans un rapport de causalité avec l'état présent de ces mêmes forces. Ce développement de forces par le passé, est cause efficiente de l'actualité des forces en présence qui produisent l'urbain contemporain. Ce lien causal enregistre les variations, les devenirs dans la durée des choses. Nous restons à cette condition dans une temporalité concrète où des devenirs, des passages et des extinctions s'inscrivent dans un continuum temporel. Le passé et le présent ne font pas l'objet d'une comparaison dans laquelle le passé arraché à une temporalité concrète se substitue à l'ordre des choses pour le remplacer par un ordre idéal11. Nous pouvons toutefois dire que le passé conserve les traces des avancées actuelles des forces mais nous l'extrayons du rapport causal dans lequel il conserve tout son concret.
- Le futur. Ne souscrivant pas à l'écueil de la nostalgie, le futur n'est pas compris comme la projetation d'un état à retrouver, d'une condition passée qui manquerait cruellement et fatalement au présent. Ce jeu d'oubli, de manque, implicitement dicté par la nécessité du mieux-être, s'extirpe de toute temporalité concrète. Pour nous, le futur ne renvoie définitivement plus vers une visée idéale et progressiste de l'objet urbain et de la condition humaine (comme un paradigme perdu), ni à tout autre forme téléologique rabattant le réel des villes vers la modélisation parfaite d'une polis grecque. Parce que ces opérations de l'esprit énonçant un âge doré de l'humanité enfin arrivée à sa raison n'auraient plus de raisons de changer, de bouleverser un ordre promis comme parfait et idéal. L'inertie frappe tout projet de cet ordre une fois parvenu à sa maturité. Nous nageons en pleine imagination, empruntée d'un paternalisme suspect ou surprise dans une fuite devant un présent devenu inassumable12.
Le futur ne rentre pas non plus dans un enchaînement causal comme le passé et le présent peuvent le faire. Le futur est le lieu de la prospective à condition de rester dans une temporalité concrète, c'est à dire si l'on dispose à conserver la complexité des forces en devenir et toutes les possibilités à exister ou à s'éteindre dans un temps prochain. Cette parfaite connaissance des forces en présence, c'est à dire de distinguer les causes de chaque rapport de forces (de leur mouvements, de leur vitesse et de leur rencontres), ne peut qu'élaborer des scénarios de possibilités optimales d'existence sans toutefois espérer une adéquation parfaite avec leur devenir réel infiniment plus complexe. Dans le continuum temporel où s'inscrivent des flux de forces hétérogènes, nul esquisse du futur ne peut prétendre à sa réalisation exacte. Parce que les choses dans l'immanence du réel dérivent d'elles-mêmes sans espérance ou dessein extrinsèque à leur existence. Rien n'est tracer d'avance et c'est ce qui rend la ville complexe et les esprits perplexes vis à vis de cette combinatoire de forces hétérogènes organisées et régulées, composées et incontrôlées, toutes se confondant dans une infinité de rapports qui augmentent ou diminuent le devenir intense de chaque ville.

 

Le  3 Octobre 2000

 

1 - Jean-françois Lyotard : La condition post-moderne, Ed de Minuit, coll Critiques, 1979, p 72 - 77.

2 - Gilles Deleuze et Félix Guattari : Mille plateaux, Jean-françois Lyotard : L'économie libidinale, Ed de Minuit, coll Critiques, 1979 et 1980.

3 - Spinoza : l’Ethique, livre III, 51, prop et dém, Ed du Seuil, Essais, 1988: chaque mode, animal, humain, même si la possibilité d'avoir le même pouvoir d'être affecté existe,  est affecté d'une infinitude de choses extérieures et différentes et sous des rapports de mouvements  aussi nombreux que diverses.

3 - Seules les mises en systèmes organisationnels sont reconduites par une mise en application des modèles théoriques et idéologiques hégémoniques.

4 - Mike Davis dénote avec soin et précision les multiples dimensions qui sont prises dans des blocs de devenirs de la nébuleuse du sud de la Californie. L.A, city of quartz. Ed La Découverte, 1997.

5 -Il se pose aujourd'hui un nouveau  rapport de forces entre ces modèles, expression d'une civilisation, avec l'épanouissement de son extension au monde, avec son modèle urbain qui lui-même ne s'actualise pas indistinctement dans chaque région investie. Il semblerait que les modèles urbains correspondants à la période des trente glorieuses en France, résidus des chartes et des CIAM, qui ne correspondent plus avec ceux qui s'imposent actuellement en Occident, gouvernent les politiques urbaines de l'Extrême-Orient.

6 - Dans certains cas extrêmes, la production diffère très peu du modèle comme les villes construites à l'ère soviétique qui expriment leur obéissance et leur soumission  à la règle et à l'inertie d’une organisation contrôlée et régulée jusqu'au boutisme.

7 - Gilles Deleuze et Félix Guattari: Mille plateaux, Ed de Minuit, coll Critiques, 1980 : la machine  dans cette discussion se libère de la performance et du rendement énergétique pour être un système de coupure et de re-synthèse de flux hétérogènes de modes existants, opérant par contamination et propagation.

8 - Gilles Deleuze et Félix Guattari : Mille plateaux,  Ed de Minuit, coll Critiques, 1980.

9 - Jean-françois Lyotard : La condition post-moderne, Ed de Minuit, coll Critiques, 1979,  p 99-107 : c'est une nouvelle forme d'invention se faisant dans la pragmatique d'un accord et pas encore légitimée par le champ concerné comme le champ scientifique.

10 - Gilles Deleuze : Spinoza et le problème de l'expression, Ed de Minuit, Coll Arguments, 1968, p 200.

11 - Françoise Choay : L’urbanisme, utopies et réalités, une anthologie, Ed du Seuil, Essais, 1965, p 22 : le modèle culturaliste et son rapport au passé.

12 - Françoise Choay: L'urbanisme , utopies et réalités, une anthologie, Ed du Seuil, Essais, 1965, p 41 et p 46 .