Home, sweet home
Discussion sur la qualité de vie en architecture

 

Parler de qualité de vie en matière d’architecture et d’urbain, c’est à dire de productions d’espaces liés aux besoins des hommes demande en premier lieu dans la discussion de se soustraire à une causalité qui pose nécessairement la question de savoir si cette qualité dépend avant tout de l’épanouissement d’un groupe d’hommes à vivre ensemble dans des lieux, l’urbanité, ou si cette qualité existe d’abord grâce à la valeur spatiale autour de laquelle ce même groupe cohabite. Un lieu peut-il être capable seul ou être la cause effective d’une meilleure qualité de vie ? Un groupe social peut-il s’épanouir dans une espace carcéral ?
Ces deux questions alimentent la question sur un axe causal où chaque condition (sociale et phénoménale) veut subordonner l’autre pour extraire la cause originelle de la qualité de vie. Cette mécanique de la genèse semble vouée à une interminable oscillation entre l’effort d’une cause à légitimer sa primauté sur l’effet et l’effort de la dé-actualiser pour la transformer à son tour en un effet dont on oubliera ses affectations sur la qualité de vie. Plutôt que de s’engager dans ce tourbillon, nous dirons que la qualité de vie est la somme des juxtapositions des qualités spatiales que chaque individu ressent en même temps que l’urbanité d’un groupe social. La présupposition réciproque de la valeur spatiale et de l’épanouissement social forme l’agrégat d’où se distingue une ou plusieurs qualités de vie.

Maintenant que les questions de la genèse et de la cause sont écartées, nous pouvons embrasser la question de la qualité spatiale en distinguant quels caractères la sédimentent, lui amènent une valeur effective en matière d’affects et de sensations. Nous verrons plus loin dans la discussion que la production spatiale tend à quantifier l’architecture alors que la qualité ne peut apporter que des sensations et des affects de choses tout aussi bien que de concepts. Il convient dès maintenant de montrer en quoi la question du goût ne peut rentrer en compte dans cette perspective pour ne pas la laisser réapparaître et parasiter de nouveau la réflexion. Que l’on préfère le rouge ou le vert importe peu, ni le rouge ni le vert ne peuvent prétendre à une préférence exclusive et universelle. En soi elles ne portent aucune valeur supérieure de sensation, seule leur charge symbolique peut se subordonner et se distribuer en fonction de desseins religieux, sociaux, politique. Si un rouge retient l’attention ou nous surprend, c’est par son intensité pris dans un agencement de couleurs et de formes. L’intensité chromatique et ses variations, brutales ou infinitésimales supportent d’être reconnue comme un caractère d’une qualité spatiale et ce indépendamment d’un goût personnel ou autorisé par une quelconque table des valeurs symboliques. L’intensité est prise comme la force affectant, comme l’être d’une sensation, comme la variation infinie de la qualité. Cette intensité s’attache aux couleurs mais aussi aux choses, aux formes et aux espaces.
Un carré ou un cercle, ces figures mathématiques n’ont pas d’intensité en soi : l’agencement de ces figures crée des formes pouvant être plus ou moins intenses mais un carré seul reste une figure. Pourtant rien n’est aussi simple pour distinguer les caractères d’une qualité. Lorsqu’on fait l’expérience de certaines œuvres de Sol Lewitt, artiste minimaliste et conceptuel américain exposant à la galerie Yvon Lambert pendant l’automne 2001, qui imposa à des figures mathématiques (triangle et carré) une échelle inattendue et surlignée de couleurs très contrastées, nous comprenons que cette taille, cette quantité démesurée nous affecte d’une manière renouvelée. En touchant aux limites de nos expériences usuelles, en débordant sur l’inconnu, cette extension d’échelle de figures initiales parfaitement reconnues sera d’autant plus présente à nos sens qu’elle sera démultipliée comme le souligne d’une manière remarquable le palais de justice de Nantes conçu et réalisé par jean Nouvel récemment. Cette architecture étatique est l’expression même de l’omniprésence du droit universel régissant la vie collective d’une société. Cette volonté de l’état à régir n’a pas de visage mais Nouvel réussit à exprimer de manière très incisive cette idée de droit en multipliant la figure aride du carré, en l’imbriquant dans des ordres de grandeur les plus nombreux possibles. Ces multiplicités extensives (extension des ordres de grandeur) donnent un caractère unique à cette programmation alors que son volume, sa taille, somme toute très usuel ne le distingue pas de ce type de projet. Ce n’est pas la grandeur ni son étendue mais la démultiplication d’un motif qui donne à cette architecture la plus haute expression de sa fonction.
Ces échelles extensives, les variations d’intensités pris dans des agencements de formes constituant des espaces sont les deux caractères surgissant de l’expérience et s’appliquent aussi bien à la gamme chromatique qu’aux figures et aux formes, à l’espace et à l’étendue, aux mouvements et aux vitesses.

Nous pouvons nous questionner sur la durée de ces sensations, sur le renouvellement toujours enchanteur de l’expérience spatiale. N’existe –il pas comme un film opaque qui recouvre toute nouveauté, empêchant le charme de ressurgir ? Certainement au premier abord mais le corps garde la trace de ses sensations ; l’accident spatial, la rupture lumineuse infinitésimale, la variation imperceptible font ressurgir des petits affects invisibles, des bribes d’héccéités qui réconfortent l’âme comme ses lointains souvenirs de l’enfance bercée par les vieilles odeurs qui réapparaissent de temps à autre au détour d’un coin de rue ou d’une cage d’escalier. Ce souvenir de l’expérience rend compte de sa qualité mais sa dernière résurgence permet d’étalonner la qualité et l’intensité de la première fois.
Peut-on trouver une première expérience si remarquable d’une architecture que les qualités de vie soient comblées à tel point que tout autre expérience soit inutile ? Nous serions tenté de répondre par l’affirmative devant le spectacle d’une merveille du monde. Pourtant ces cadres naturels -et la force de la nature réside dans ceci- ne sont jamais semblables et ceux qui connaissent le désert, ont appréhendé les variations infinies qu’offrent cette singularité climatologique. Toujours des expériences nouvelles s’offrent à ceux qui savent observer, se déplacer ; sans arrêt des extensions d’échelles (la théorie du chaos en est sa formulation mathématique contemporaine) et les différences sédimentent la terre comme si cette dernière voulait expérimenter à chaque fois. La qualité architecturale pour persister doit se renouveler non pas sur le modèle d’une absolue expérience originelle mais comme une expérimentation saisie dans son actualisation avec son contexte géographique, urbain, social et économique. A ce prix de l’expérimentation nécessairement différenciée, les expériences renouvelées et abouties s’extraient de l’indifférent et de ses expressions urbaine et architecturale sans contraste, rupture, surprise et variations.
Dans le champ limité de notre réflexion, nous avons défini quels modes (intensités et multiplicités extensives) opèrent pour l’expression d’une qualité de vie au travers du médium et du territoire que sont l’architecture et l’urbain ; nous avons souligné que le souvenir de la première fois étalonne l’expérience renouvelée comme garantie d’une qualité incapable de se dissoudre dans l’oubli et nous  nous sommes alertés sur la nécessité d’une expérimentation spatiale renouvelée à chaque fois et au coup par coup. En développant ce dernier point, nous pouvons disséquer la mécanique de la production architecturale contemporaine qui définit nos cadres de vie et conditionnent pour partie la qualité de nos vies.

Qu’en est-il de nos espaces produits lorsqu’on parle de qualités, c’est à dire d’un enchevêtrement de sensations affectant les corps et les chairs ? Nous n’opposons pas comme le réflexe commun l’appelle si souvent une production architecturale contemporaine à une architecture du passé parce que pour les œuvres chargées de sens religieux- mais nous aurions pu cités les architectures de pouvoirs (impériaux, féodaux, monarchiques et républicains), des hautes sphères sociales et culturelles (palais, hôtels, musées et fondations)-, les qualités architectoniques ne peuvent être plus élevées à une époque plus qu’à une autre par le seul fait que le génie humain sait actualiser les expérimentations toujours différenciées des sensations spatiales. Il y a une architecture qui étonne, émerveille, qui apaise et une architecture qui ne se distingue jamais, terne, insensible et ce de toutes époques.
Comme nous avons refusé de s’engager dans la voie causale, nous nous dégageons d’un discours historiciste pour s’interroger sur les modes opératoires et conceptuels qui œuvrent circonstancieusement dans nos villes et nos campagnes.
L’architecture moderne, la source de nos productions contemporaines s’est appuyée sur le concept de la fonction et de ses lois (hiérarchie des fonctions et subordination de la forme) inventée au 19ème siècle par le champ de la biologie. Les architectes modernes et Le Corbusier comme chef de file de ce mouvement international ont abordé la manière d’appréhender l’espace en obligeant toute tentative spatiale à se plier aux desseins de la fonction. Ce squelette fonctionnel, axe idéologique marqué et majeur fût propagé et suivi par tout architecte qui voulait être de son temps, c’est à dire moderne. La crise moderne est née d’un oubli que seuls les plus avertis ont su se préserver. Le Corbusier mais aussi Kahn (deuxième génération des Modernes), Niemeyer (dernière génération) savaient que la fonction, qu’ils ont contribuée à mettre sur un piédestal de la création (la vie est subordonnée à la fonction parce qu’elle perce ses mystères en les organisant) devait s’effacer, s’oublier, se sublimer pour que les flux d’affects alimentent chaque homme faisant l’expérience d’une église, d’une place, d’une maison.
Derrière la conceptualisation fonctionnelle de l’architecture se dissimulait la notion de progrès capable d’élever la qualité de vie. Cette notion devait répondre aux besoins hygiéniques, premières intentions sociales du début du 20ème siècle. La qualité de vie améliorée fut quantifié : la lumière se mesurera en lumens, la chaleur se transformera en résistance thermique, le son en réflexion acoustique : la fonction s’occupe dès lors de quantités. La qualité se transforme en quantités . Les éléments se transforment : matières d’affects, variables intensives, elles se domestiquent en quantités d’échelons réglementées. Les espaces deviennent des surfaces (on achète des mètres carrés et non plus un espace) de plus en plus normés par des quantités de lumière, de sons, de chaleur... Le confort sera limité dans une fourchette obligatoire et l’architecture intense se pliera sous ces règles administratives. Le prix de ce glissement censé apaiser les corps rend muettes les architectures prises sous ces règles. L’expérience originelle d’un espace s’est transformée trop souvent en une pâle soumission normative tandis que l’expérimentation contextuelle n’existe plus, recouverte d’une épaisse sédimentation restrictive : les sensations sont muselées et mises en scène pour approuver passivement ce qu’est reconnue comme légitime en matière de qualité de vie. Performances, voilà les desseins vers lesquels tend toute architecture. Il ne s’agit pas de nier la légitimité des règles mais de rejeter leur hypertrophie qui nivellent les contrastes et qui occultent l’essentiel : une architecture affecte pour communiquer une quelconque qualité. Nous avons de manière très rapide à travers le palais de justice de Nouvel à Nantes que l’architecture peut sublimer la fonction et la faire glisser derrière les sensations et les affects. Mais cette audace se réalise après bien des efforts et cette démonstration architecturale demeure actuellement un acte de résistance à la mécanique muette que les normes et les visées performatives du progrès essaient de réguler.

 

Plan

  1. Circonscription de la discussion
  2. Les deux caractères d’une qualité spatiale
    1. les intensités
    2. les échelles extensives
  3. Expériences et expérimentation
    1. l’expérience renouvelée
    2. l’expérimentation différenciée
  4. Fonction et qualité
    1. habitudes et mode opératoire
    2. désagrégation fonctionnelle
    3. glissement réglementaire
    4. performances et résistances