Il y a plusieurs façons d’écrire. Selon une libre pensée ou selon un plan. Une libre pensée articulée dans un moment de fulgurance de la pensée ne connaît pas d’adversaire. Les idées deviennent claires et leurs logiques limpides pour ouvrir de nouvelles voies. De nouvelles lignes d’écrits apparaissent, ne représentant plus le monde mais le déversant sur un nouveau plan de consistance. Le monde s’effectue alors sur ces nouveaux récits. Ce mode d’écriture, presque miraculeux, connait bien des dangers ; le plus courant étant celui de tomber dans un trou noir. La pensée se déploie alors dans une succession d’histoires incohérentes. Le fil est perdu, le labyrinthe reprend son caractère effrayant. Pour éviter cet écueil, très souvent la raison appelle à planifier la pensée. Faire un plan pour distribuer temporellement les choses et les évènements en les articulant et les ordonnant selon un ordre et une hiérarchie. Le plan peut prendre des formes dialectiques ou non.
Trop souvent, le récit dans lequel se déploient les idées rend compte d’une intention trop codée. Nous sommes ensevelis sous une masse d’énoncés avec des propositions usitées par leur mise en échange automatique et spontanée dans la machine communicationnelle. Intégration, durabilité, contextualité… autant d’états de fait du monde qui passent pour des états de droits ne posant pas la genèse de leur opération et avec lesquels finalement la présence de toutes espèces d’architectures cohabitent en se réclamant de ces axiomatiques inventées par la mondialisation des marchés et réclamés par les états occidentaux et émergents. Tout est rendu possible à partir du moment où l’architecture rentre dans le cycle de l’échange. Nous sommes rentrés dans l’ère du relativisme absolu. L’ « ici et maintenant » de Lyotard expliquant les nouvelles formes de langage et de savoirs devient l’axiomatique des énoncés portant sur l’architecture. Ce qui était encore une histoire d’avant-garde dans laquelle la perspective historique a jouée son rôle médiateur entre les différents acteurs (les Blancs, les Gris, le déconstructivisme, les néo-rationnalistes…) se transforme trente ans plus tard en formes discursives opérant directement sur la valeur morale d’une ré-organisation politique de l’acte de construire l’avenir. Formes discursives dont la légitimité n’est plus discutée. Tout est acté sans questionner la solvabilité de ces discours dans la pragmatique. Les plans langagiers s’articulent sans aucune forme d’enquêtes sur leurs articulations. Le labyrinthe s’est reformé sans possibilité de distinguer quoi que ce soit dans cette inextricable maille langagière1.
Dans ce nouveau contexte cognitif et représentationnel, l’architecture commence par la mise à plat d’idées formulées par le croquis d’intention qui deviendra un plan organisationnel d’espaces et de matières après un travail de conception en fonction de paramètres hétérogènes (usages, technique…). L’architecture signifie la conformité des solutions architecturales aux idées de départ. Il y a un déterminisme opérant dès le départ même si des notions telles feed-back fonctionnel et auto-organisation sont prises en compte à l’origine. Cette forme systémique évoluée où le devenir rentre dans les paramètres de l’économie du projet, renferme une finalité subordonnant l’objet à produire aux intentions originelles. L’induction et la causalité distribuent les différentes options afin de se rapprocher des schémas ou croquis intentées esquissés. La rigidité de ce déterminisme se complait avec la production de signes identitaires produits en masse par la réalisation mondiale d’architecture. Ce que nous voulons dire, c’est que le mode d’écriture du croquis ou du schéma systémique aussi complexe soit-il et si fréquemment mis en avant dans la politique de communication d’une architecture subordonnée à l’emprise du règne souterrain de la cybernétique2, ne peut parvenir à créer de la différence mais toujours du même. La nouveauté (ou l’autre) se précipite très vite dans la récupération de codes pour finalement devenir un même. Le culte de la nouveauté amène à consommer de nouveaux codes et l’architecture n’y échappe pas. De brillantes architectures capable il y a peu de percées fulgurantes ont été reterritorialisées (reconnaissance des nouveaux codes et intégration dans le processus d’identité et donc du même) et piégées par la machine capitaliste en célébrant leur dernières productions à l’intérieur de limites toujours plus grandes.
Une plus-value de code (signe, marques, style…) opère dans la lisibilité des formes architecturales et rend illisible toute espèce de devenir imperceptible, au sens de devenir tout le monde à la manière dont chacun ne peut devenir comme tout le monde3. Pour y arriver, ce qui importe, c’est de chercher de nouvelles définitions pour chaque occasion de projet. A chaque fois, développer de nouvelles manières de faire soutient l’exigence d’une définition la plus précise possible. Il ne s’agit pas de différer l’entrée dans le cycle de l’échange en créant une radicale nouveauté, cela reste encore dans l’économie de l’échange au sein de laquelle l’art ne parvient pas à se libérer. Se définir selon des conjonctions de forces pour rester dans l’anonymat imperceptible aiguise les possibilités de créer. Arriver à se déployer comme cette libre écriture souveraine sans tomber dans un trou noir revient à inventer de nouvelles histoires en devenir capable d’affirmer une différence qui loin de perturber l’autre perdure dans le temps, silencieusement, à l’abri des reterritorialisations inhérentes à l’économie des codes et de leurs fuites temporaires avant les récupérations dont le néo-classicisme en est un des premiers exemples dans le renversement politique et social entre le 18° et 19° siècle. Ce qui fut un art abstrait et modelé par les Lumières comme signe de renouveau démocratique est devenue la cible des modernes affublant le style de futile lors de la récupération de ces codes par la classe bourgeoise en mal de codes artistiques.
L’architecture fonctionne comme le sens de sa genèse l’impose. Et tout le plan de fonctionnement doit consister à définir son émergence dans le réel. D’abord un premier jet. Sur du papier et sur son corps. Le diagramme au contraire du schéma ou autre forme téléologique permet par son élasticité de se modifier. Au départ, toujours une idée. Et puis une deuxième idée qui n’opère pas dans le même plan (plan de la représentation, plan de la citation…). Et en même temps, une sensation (d’un lieu, d’une marche, d’un son, d’une idée…) qui s’inscrit sur un corps, celui de l’architecte (l’étudiant) dans la découverte du site et de l’expérience de la danse. Et puis une autre ligne, chaque idée étant une histoire, un bout d’écriture. Le diagramme s’enrichit de ces bouts d’objets partiels (bas, nylons, cordes, enregistrements sonores ou blocs de béton). Ces lignes d’affects, de mots soufflés au creux de l’oreille, en suspension, s’entrecroisent. Des codes architecturaux communs, mémorisés par l’apport de connaissances intégrées lors de l’apprentissage, s’émancipent peu à peu pour esquisser de nouvelles voies. Le diagramme se transforme en même temps que s’effectuent ces premières expériences sur la matière. Il consolide le faire et le dire, selon des contingences qui tissent une histoire. Non plus l’histoire d’une idée hypothétique avec laquelle compose tout le processus de création et qui sous-tend une conclusion spatiale répondant à toutes les exigences du départ, mais l’histoire de son fonctionnement. Au bout de la première lancée diagrammatique, le plan de consistance apparaît. La consolidation de la définition architecturale passe par la mise en question de son fonctionnement : comment ça marche ? C’est l’histoire d’une genèse et d’une production génétique. Petite histoire subjective absorbée dans la grande, l’Universelle.
Comment consolider la matière ? Selon quels régimes de signes ? Le plan de consistance est le processus où les signes renvoient à des évènements. Qu’est ce qui se passe et qu’est ce qui passe ? Le sens de ce plan (qui n’est pas le plan de la signification et de la représentation) suit le même chemin que le sens de la photosynthèse. La proposition « l’arbre est vert » peut aussi se dire « l’arbre verdoie ». Dans le premier cas, vert est le prédicat du sujet arbre. La qualité « vert » se comprend comme une propriété physique propre à l’arbre. Dans le second cas, il se passe quelque chose avec l’arbre : il verdoie mais ne peut verdoyer seul, il y a un état de nature qui n’est pas fixe mais en devenir, en train de se transformer sous l’action d’un Dehors. Il y a une osmose entre une surface de capture et un flux lumineux que l’on nomme photosynthèse. Dans la proposition « l’arbre est vert », on désigne une chose avec sa qualité, dans l’autre, on exprime une opération invisible, le sens de son devenir autre. Faire sens en l’occurrence pour la chose architecturale, revient à tracer des lignes où l’évènement occupe la place de la représentation. Même lorsque celle-ci s’est déplacé de l’ordre du visible vers le domaine invisible des choses pour atteindre les organisations des corps devenus des composés de formes déterminés par le dehors ; origine moderne du grand paradigme fonctionnel avec le glissement nominatif opéré aujourd’hui (l’usage à la place de la fonction)4. L’intention du projet change de nature : d’une représentation mondaine d’une idée, on passe à l’agencement d’évènements de flux d’objets, de lumière, de sons, de mots en suspension dont la signification est congédiée au profit du sens des évènements que l’on désire. Reverser la raison sur la surface de l’évènement oblige la pensée à changer de régime. La raison change de cap, se confronte à ses marges. A l’instar de la photosynthèse dont le diagramme (fait de l’homme) mettrait en évidence un flux de lumière dans un volume d’air avec son taux d’humidité capté par une surface précise, l’architecture peut se déployer en affirmant ses propres singularités. Elle se génère comme elle fonctionne, s’agençant selon des propositions précisant la manière d’agencer des forces physiques (comment éclairer, comment voir, comment écouter..) et des poussées de subjectivités (comme le désir de la programmation, le désir d’inscription culturelle…). Ce qui nous intéresse: comment fonctionne ces lignes hétérogènes? Si nous considérons un corps comme un composé d’éléments structurés selon une organisation, nous pouvons poser la question suivante : que peut un corps ? Comment une architecture peut-elle devenir un appareil de capture ou un filtre optique ou une enceinte ou une chambre noire ? Quels affects doivent être distingués dans ses différents corps pour que fonctionne à l’identique de ces référents un agencement architectural ? Pour ne pas tomber dans la mimésis formelle (sphère de la signification), nous opérons sur la puissance et les forces, sur les flux des choses et autres objets partiels (une coupe est un objet partiel à un moment de la création). Nous le répétons, nous ne sommes plus dans la sphère de la représentation mais au cœur de la matière. Prenons l’exemple d’une ligne « lumière » : au début, selon nos habitudes et nos cultures, son énonciation renvoie à des choses très codées, trop usuelles pour affirmer sa différence et son devenir imperceptible. Nous ne sortons de notre bulle empirique. Dans le plan de consistance en train de se produire, un jeu incessant entre le dire et le faire devient la seule nécessité revendiquée et le moyen le plus efficace et le plus pragmatique pour parvenir à une définition plus précise. Affiner les choses même les plus brutales. Peut importe la masse, ce qui importe est sa précision. Les modes deviennent prépondérants face à toute espèce de dénomination d’un être mollement voulu. Le désir de la définition augmente par un excès de manipulations de maquettes et autres travaux sur les matières sonore, lumineuse, aqueuse… qui peuvent ne pas trouver en première instance une expression architecturale: la lumière ne peut –elle pas devenir sonore ? Comment voir le son pour l’entendre par excès de corporéité »5. Le baroque n’est-il pas une exubérance silencieuse saisie par l’œil haptique. Tout deviendra architecture parce que tout peut se spatialiser et rentrer dans une économie d’affects. Ainsi les paquebots modernes dont les métaphores employées par les historiens en arts masquent les passages d’intensité de ces espaces sur nos corps autant que dans nos consciences. Encore des forces de rabattement du désir dans le champ des représentations et autres logiques sémantiques.
De l’eau, un passage de fluides ou tout autre flux physique ou social : un évènement va arriver. Quelque chose va se passer ou va finir par se passer. Et déjà passer. L’expérience répétée de cette génétique aiguise la perception qu’une fêlure est arrivée dans le présent devenu sur le champ déjà un passé. Se murmure la question de la sélection et du choix à faire. Et de faire jaillir dans le flux de ce qui se passe un détachement de code (ce qui échappe à la répétition du même identifiable) qui ramifie cette ligne pour faire fonctionner différemment et de manière imprévisible cette ligne. Jeu de hasard où l’opération s’enrichit, se consolide de nouvelles possibilités de fonctionnement. Et d’écrire encore un nouveau plan de consistance. Dans ce renvoi incessant entre le dire et le faire, dans la création d’une plus-value de code synonyme de différence, le discours peut reprendre et s’appuyer sur cette nouvelle définition pour embrayer sur de nouvelles lignes de consolidation de la chose en cours de création. Ces lignes peuvent devenir plus sophistiquées à travers les possibilités du langage poétique ou des métaphores qui ne sont pas des représentations mais des passages d’intensités pures. Le transfert de propriété physique d’une chose dans un autre domaine inscrit sur les corps qui en font l’expérience (à la condition de laisser parler un corps sans organes, c'est-à-dire nu de toutes carapaces culturelles, sociales) des passages d’intensités. Qui n’a jamais ressenti un soleil de plomb alors même que le plomb n’est pas une machine solaire. Ou faire l’expérience d’une pluie d’enclumes à l’approche d’une musique répétitive et inhumaine très loin des rythmes des canons. Sans jamais se disloquer dans la quantité. Ces formes langagières jouent un rôle fonctionnel : elles ouvrent la perception à des singularités affectant le corps de manière intensive. Claude Monnet saisit l’instant, traduit l’immédiateté de la sensation parce que son œil est unique. Là où les autres voient une homogénéité de la lumière, il décèle d’innombrables être lumineux, une meute infinie d’atomes lumineux qui vibrent dans l’air et dans l’eau. Et met en place toute une économie technique pour conquérir le réel. Et Millet ne raconte pas autre chose lorsqu’il précise qu’il ne recherche pas à représenter la misère à travers les lambeaux de tissus qui recouvrent les paysans. Les habits représentent encore un fait social. Le peintre veut peindre le poids de ces habits. Du réel. Tout est affaire de perceptions, à nous de les aiguiser selon nos propres moyens.
L’architecture est une machine de capture de différentes lignes dont celles qui œuvrent dans les milieux dans lesquels elle s’inscrit. Les forces (physiques, sociales, politiques) des milieux rentrent dans un jeu de lignes pour former ce plan de consistance. Elles rentrent dans une économie des flux où les codes marquent l’architecture. Les milieux s’encodent dans les dispositifs architecturaux. Ca marche comme ça fonctionne. Ca se produit selon un régime génétique où ce qui rentre au début se redouble autour du code génétique pour offrir une variation libérée de tout modèle représentatif. Cette plus value créée marque la distance avec la norme et l’usage. Il ne s’agit pas de les condamner, elles sont indispensables et nécessaires. Elles sont le substrat d’où il faut prendre position et mesurer tout écart afin d’étalonner une fuite en avant en évitant le trou noir. Ne plus être assigner à cette règle disloque toute tentative de lisibilité au demeurant de plus en plus difficile devant la tentaculaire expression de nouveau de la machine capitaliste actuelle. La libre concurrence est très certainement ce qui appelle à l’origine ces décodages incessants pour toutes choses produites par la machine capitaliste ; elle en est la condition de possibilité dans laquelle le calcul peut commencer. Avec la tentation de résister dans un acte de dénonciation finalement peu fertile à l’invention, l’autre grande tentation de vouloir donner plus semble encore rester dans une bulle d’innocence ou de refus d’étendre ses bras vers cette machine. Donner du plaisir à une société noyée dans l’hédonisme ou vouloir ré-enchanter la chose urbaine (est ce la même chose que la chose publique) sans passer par la question de la sorcellerie6 revient à donner une valeur d’échange dans le cycle capitaliste. Tout revient au même. A l’heure de la grande mise en (f)norme du confort des corps pris dans leurs normalités, inventer une plus-value de code pour retarder l’échange sans refuser l’absorption universelle de la machine capitaliste définit une volonté de gratuité qui reste encore de l’ordre de l’échange et du cycle d’une économie générale (argent, désirs, sociale, politique...). Non, la liberté de droit qu’il nous reste consiste à tracer des lignes de fuites pour affirmer la différence imperceptible d’être comme tout le monde à la façon que le même soit toujours différent. L’architecture trouvera sa définition dans cet acte de droit. Le silence consenti de sa différence pourra persister de manière invisible.
Peut-être qu’au bout de ce mode génétique au sein de la machine capitaliste, nous comprendrons mieux la phrase de Fitzgerald ; compréhension qui nécessite la mise à distance de réflexes interprétatifs et moraux noyant toutes dimensions libidinales du champ historique et politique : « j’essaierai d’être un animal aussi correct que possible, et si vous me jetez un os avec de la viande dessus, je serai peut être capable de vous lécher la main ».
Frédéric Saint-cricq, le 30/01/2012
1 - Jean-françois Lyotard : Le différend, Ed de Minuit, 1983
2 - Céline Lafontaine : l’empire cybernétique, des machines à penser à la pensée machine, Ed du Seuil, 2004
3 - Gilles Deleuze et Félix guattari : mille plateaux, Ed de Minuit, 1980, p243.
4 - Michel Foucault : les choses et les mots, Ed Gallimard, 1966
5 - Christine Buci-Glucksmann, La folie du voir, Ed Galilée, coll « Débats », 2002 : p 109
6 - Ferdinand Alquié : La découverte métaphysique de l’homme par Descartes, Ed PUF, 1950. La question de la sorcellerie pose la question de la marge du domaine de la connaissance et de la découverte métaphysique de l’homme, le cogito cartésien. Ou comment le rationalisme balbutiant s’émancipe des connaissances synthétiques magiques qui fonctionnaient tout le long du moyen-âge.